Avec la récente disparition de Nelson Mandela, le monde a commencé à pleurer la perte d’un grand leader tout en célébrant la vie de cet être humain exceptionnel. Même si nous nous souvenons de lui en tant que président de l’Afrique du Sud, nous devons nous rappeler qu’il n’est pas né avec les compétences indispensables à l’accomplissement de sa grandiose vocation. Il a évolué au cours d’un long parcours de 95 ans : tout d’abord « citoyen de seconde classe » ayant enduré les injustices de l’apartheid, il est ensuite devenu un militant prêt à recourir à la violence pour faire tomber les structures sociales oppressives de son pays, puis un prisonnier subissant les outrages de ses ravisseurs qui cherchaient à détruire son estime de lui-même, patientant tout au long des peines cruelles et des indignités qui s’accumulaient, avant de prendre la tête d’un pays qui l’avait marginalisé pour la couleur de sa peau.
Pourtant, en fin de compte, Mandela a remporté le prix Nobel de la Paix en récompense de la position qu’il a prise, position que, tout au long de l’histoire, peu de dirigeants ont eu la force et le courage de prendre et de tenir. Mandela est sorti de décennies de difficultés et d’humiliation avec, non pas un désir de vengeance, mais au contraire avec la compassion et le courage de pardonner à ceux qui lui avaient fait du mal et en même temps la clarté et l’honnêteté de les reconnaitre responsables de leurs actes. De cette façon, il a incité ceux qui avaient accumulé des générations de griefs profonds à réellement collaborer ; il a suffisamment inspiré ces personnes pour qu’elles s’engagent dans le long et difficile travail mental, émotionnel, social et spirituel nécessaire pour créer un gouvernement sud-africain capable de répondre aux besoins des deux races.
Dans « Le pouvoir du troupeau » (bientôt publié en français), j’ai exploré le concept de ‘l’héroïsme émotionnel’, citant des innovateurs comme Mandela, Gandhi, George Washington, Jésus et Bouddha. Ce sont des leaders innovants dans le sens où ils ont mené le soulèvement de populations opprimées sans diaboliser les oppresseurs. C’est une des principales caractéristiques de l’héroïsme émotionnel : il faut plus de courage, de puissance, de compassion et de maîtrise de soi pour négocier avec ceux qui nous ont fait du tort qu’il n’en faut pour leur faire honte, les blâmer, les ostraciser ou les opprimer en retour.
Nous savons bien sûr que certains de ces leaders visionnaires sont devenus des personnalités religieuses, et cela pas uniquement en faisant appel à une source supérieure de sagesse et de puissance. Jésus et Bouddha ont intentionnellement enseigné à des personnes opportunistes, aux comportements parfois intensément prédateurs, comment tempérer leur penchant humain pour le contrôle, l’intimidation et le matérialisme rampant afin qu’elles puissent trouver un plus grand épanouissement en collaborant avec d’autres et en harmonisant leurs relations. Que ce soit par le biais de techniques de pleine conscience ou à l’aide de paraboles et de discours inspirants, de conseils verbaux ou d’exemples non verbaux, les plus grands innovateurs sociaux de l’histoire ont toujours promu des formes d’interaction contre-intuitives, voire même contre-instinctives, des formes d’interaction qui demandaient aux gens d’abandonner les actions et paroles inspirées par la peur ou l’agressivité, les comportements dictés par la rancune et la volonté de vengeance — même des actions apparemment justifiée par des impulsions de « fuite ou combat » — en faveur de l’empathie, de la connexion, du respect mutuel et de l’entraide.
Mais la promotion de la non-violence dans un monde violent n’a jamais été une entreprise paisible. Il fallait un réel héroïsme physique pour se dresser face aux menaces de mort que la plupart de ces dirigeants ont reçues. Cela exigeait aussi un important héroïsme émotionnel afin de continuer à tendre la main malgré les jugements, les railleries, les assassinats et les trahisons que les plus influents de ces révolutionnaires pétri d’humanité ont enduré afin de faire émerger une autre voie.
En 2013, j’ai eu l’occasion de définir plus clairement l’héroïsme émotionnel par le biais de conférences, d’entretiens et d’ateliers basés sur mon nouveau livre. De ce fait, j’ai isolé six qualités caractérisant cette forme de herculéenne d’intelligence sociale, qualités qui semblaient toujours avoir été employées avec succès pour aider les gens à garder leurs cœurs ouverts au milieu de malentendus, de conflits, de douleurs profondes et ancestrales et de pures et simples trahisons. L’héroïsme émotionnel combine la puissance avec la compassion, le courage avec la maîtrise de soi et le pardon avec la responsabilité reconnue et assumée des actions menées.
Cette constellation de qualités au service de la vie permet aux gens de tenir une position ferme dans un conflit : refusant de se battre et refusant d’abandonner, ils s’abstiennent de dépeindre l’agresseur comme irrémédiablement mauvais, stupide ou méchant. Ces six qualités exercées ensemble ouvrent la voie à une attitude d’engagement compatissant, soutenu par un courage considérable et une réelle puissance non-prédatrice. Ainsi peut s’ouvrir un espace pour une nouvelle conversation, un échange qui prend en considération les motivations des deux parties en présence. Cette forme spécifique de résolution de problèmes tient également chacun responsable de ses propres actes sans pour autant les blâmer ou leur faire honte, offrant aux agresseurs des solutions plus productives pour satisfaire leurs besoins de façon à soutenir la bonne santé de la famille, de l’organisme ou de la collectivité concernée (les stratégies plus spécifiques pour le développement de l’héroïsme émotionnel peuvent être consultées au chapitre 23 du livre « Le pouvoir du troupeau ». Dans le chapitre 21, j’expose une technique pour dérouler une conversation productive dans des circonstances difficiles : conversations difficiles, structure de conversation lors de conflits.)
Grâce aux innovations des XXème et XXIème siècles en termes de voyage, de communication, de business et d’armement, nous ne pouvons plus nous permettre d’ostraciser, de fuir, ou carrément de détruire ceux qui nous ont fait du tort. Nous devons trouver le moyen de dépasser les défis interpersonnels, culturels et philosophiques qui nous divisent et d’initier des conversations héroïques, des conversations facilitant la guérison avec les personnes mêmes qui préfèreraient nous blâmer, nous donner tous les torts ou nous intimider plutôt que de réellement parler avec nous. Ce n’est pas facile, évidemment. C’est en effet faire preuve d’une grande sagesse que de tenir la tête haute et de garder nos esprits et nos cœurs ouverts lorsque nous rencontrons des personnes qui nous ont dévalorisés en privé ou nous ont publiquement humiliés, habituellement en déclarant que nous sommes désespérément mauvais d’une façon ou d’une autre.
Initier une conversation héroïque — une conversation soutenue par la puissance, la compassion, la responsabilisation, le pardon, le courage et la maîtrise de soi — est un colossal acte de foi, combiné avec un certain réalisme. Il n’est pas naturel de se lever, avec dignité et avec espoir, et tendre la main à ceux qui nous ont jeté à terre. Nous aurions plutôt tendance alors à nous sentir nous tirer nous-mêmes vers le haut par nos propres moyens tout en étant poignardé, à plusieurs reprises, dans le cœur. Pourtant, au fil du temps, la pratique de l’héroïsme émotionnel nous donne les outils et la confiance nécessaire pour accepter un défi que peu d’entre nous ont même envisagé : devenir des héros au cœur de notre vie quotidienne.
Linda Kohanov, décembre 2013
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